Les naufragés d’Aukland

Publié le 11 août 2016, mise à jour le 30 mars 2018
par Michel et Marie-Andrée Gazeau

Le naufrage est une figure allégorique de notre temps : on fonce à toute vapeur sur l’iceberg, mais on peut craindre que les manœuvres pour changer de cap ne permettent pas d’éviter la catastrophe :
- le navire est trop lourd
- il y a plusieurs capitaines à bord qui ne sont pas d’accord sur le cap à donner
- la plupart des passagers ne veulent pas voir vers quoi on fonce
Sur le pont l’orchestre continue de jouer...

Un exemple édifiant de survie  

François-Édouard Raynal est un navigateur, écrivain et fonctionnaire français, né le 8 juillet 1830 et mort le 8 mai 1895.
Le 3 janvier 1864, une goélette est drossée contre les rochers de l’île Auckland, à quelque 465 km au Sud de la Nouvelle-Zélande. Les cinq hommes à bord réussissent à atteindre la terre ferme et à récupérer quelques objets et un canot. Ils savent qu’ils ne peuvent espérer de secours avant plusieurs mois. Dans cette perspective, ils construisent une cabane capable de résister aux ouragans de la zone subantarctique et ils se nourrissent de lions de mer et d’un peu de gibier d’eau. Ils rédigent un règlement, véritable constitution inscrite sur la Bible du capitaine du bateau, Thomas Musgrave.
François-Édouard Raynal, qui a été chercheur d’or pendant onze ans en Australie, possède une solide expérience de la survie  . Il réussit à fabriquer du ciment avec des coquillages, du savon et même des bottes et des vêtements en tannant des peaux de phoque.
Le 19 juillet 1865, trois des hommes quittent l’île sur un esquif de leur fabrication et, après cinq jours d’une traversée très périlleuse, particulièrement mal en point, atteignent une habitation sur l’île Stewart à quelque 500 km plus au nord du groupe des Auckland. Ils peuvent alors organiser les secours. Ils auront passé plus d’un an et demi sur l’île.
Wikipédia
Pour lire le récit :
Les naufragés d’Aukland

Extraits
Mais il ne suffisait pas de pourvoir au matériel de la vie ; le côté moral réclamait aussi notre attention. Assurément nous avions, depuis notre naufrage, vécu ensemble dans l’union et la concorde, je puis même dire dans une véritable fraternité ; cependant’ il était arrivé quelquefois tantôt à l’un, tantôt à l’autre d’entre nous, de s’abandonner a un mouvement d’humeur, de laisser échapper une parole désobligeante, qui naturellement provoquait une repartie non moins vive. Or des habitudes d’aigreur, d’animosité, s’établissant parmi nous pouvaient avoir des conséquences désastreuses. Nous avions tant besoin les uns des autres ! La construction de notre maisonnette, à laquelle chacun, selon sa capacité, avait contribué de son mieux, ne venait-elle pas de le démontrer ? Il était évident que nous n’avions de force que par notre union, que la discorde et la division seraient notre ruine. Mais l’homme est si faible que la raison, le souci de sa dignité et même la considération de son intérêt ne suffisent pas toujours à le maintenir dans le devoir. Il faut qu’une règle extérieure, une discipline le protège contre les défaillances de sa volonté.

Je roulai ces pensées dans ma tête durant une partie de la nuit. Dès le lendemain matin je les communiquai à mes compagnons, ainsi que le projet que j’avais conçu pour assurer l’ordre et la paix dans notre petite société.. Mon idée était de choisir parmi nous, non pas un maître ni un supérieur, mais un chef de famille, tempérant l’autorité légale et indiscutable du magistrat par la condescendance affectueuse d’un père ou plutôt d’un frère aîné.

Le devoir de ce chef de famille serait :
1- De maintenir avec douceur, mais aussi avec fermeté, l’ordre et l’union parmi nous ;

2- D’éloigner par ses sages avis tout sujet de discussion qui pourrait dégénérer en dispute ;

3- Au cas où quelque grave contestation s’élèverait en son absence, les parties devraient porter immédiatement l’affaire devant lui alors, assisté du conseil de ceux qui n’y auraient pas pris part, il jugerait la cause, donnerait raison à qui de droit et réprimanderait le coupable. Si ce dernier, au mépris de la sentence prononcée, persistait dans son tort, il serait exclu de la communauté et condamné à vivre seul dans un autre endroit dé l’île, pendant un laps de temps plus ou moins
long, selon la gravité de sa faute ;

4- Le chef de famille dirigerait les expéditions de chasse, ainsi que les autres travaux ; il distribuerait les tâches, sans être lui-même dispensé de donner l’exemple en s’acquittant de la sienne ;

5- Dans les circonstances importantes, il ne pourrait prendre de décision sans consentement de tous, ou du moins de la majorité.
Ce projet de règlement fut approuvé de mes compagnons, qui sentaient comme moi la nécessité d’organiser notre petite société, et ils t’adoptèrent à l’unanimité, non toutefois avant d’y avoir ajouté l’article suivant :

6- La communauté se réserve le droit de destituer le chef de famille et d’en nommer un autre, dans le cas où il abuserait de son autorité ou la ferait servir à des vues personnelles et manifestement égoïstes.
Cette dernière clause était une sage précaution contre les velléités despotiques auxquelles est presque toujours enclin celui que la confiance de ses égaux investit du commandement, elle était d’une application facile et par conséquent d’une efficacité certaine, puisque le président de notre petite république n’avait pas d’armée permanente pour appuyer son ambition. Je dois dire d’ailleurs que, durant tout le temps que nous vécûmes ensemble, nous n’eûmes jamais lieu de l’appliquer.

Sans plus tarder, notre règlement fut inscrit sur une des feuilles blanches qui se trouvaient en tète de la Bible de Musgrave. On devait le lire tous les dimanches avant de prononcer la prière, puis tous, la main sur le volume sacré, nous jurâmes obéissance et respect notre constitution. Nous accomplîmes cet acte avec conviction, avec sérieux. Ce n’était pas la une formalité banale..Il y avait pour nous quelque chose de solennel dans cet engagement volontaire de notre conscience, dont nous prenions Dieu à témoin.

Il s’agissait maintenant de nommer notre chef. Je proposai Musgrave, qui était l’aîné de nous tous ; il fut élu d’un commun accord. Dès ce moment il prit le haut bout de la table et fut dispensé de faire la cuisine. Nous nous partageâmes cet office, Alick, George, Harry et moi nous devions le remplir à tour de rôle, chacun pendant une semaine.

p132 Mode de décision et l’école du soir
Le soir, Musgrave proposa en riant de donner un nom a notre nouvelle habitation. Bientôt, au lieu d’un, nous en eûmes cinq, et chacun s’évertuait à démontrer la supériorité de celui qu’il avait trouvé. Pour mettre fin au débat, on convint, sur ma proposition, d’inscrire les cinq noms sur de petits morceaux de papier, qui seraient pliés et déposés dans un chapeau, et de tirer au sort. Les bulletins écrits et jetés dans l’urne improvisée, George, le plus jeune de nous tous, en prit un au hasard et l’ouvrit ; il y lut le nom d’ Epigwait c’était celui qu’avait proposé Musgrave. Ce mot, emprunté à la langue des Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord, signifie « près de la rive », ou plutôt « auprès des grandes eaux ». Il fut adopté. Je me servirai donc désormais de ce nom, Epigwait, pour désigner notre maison ou bien le monticule sur lequel elle était construite.

Cette soirée fut féconde en innovations. Prévoyant que nous aurions de longues heures à passer dans notre chambre, surtout l’hiver, saison où les jours sont très courts aux îles Auckland et où là rigueur du climat ne permet pas toujours de sortir, nous songeâmes aux moyens d’occuper utilement notre temps. Même en été, nous serions forcés d’allumer nos lampes de très bonne heure, la porte devant rester toujours fermée afin de nous préserver des mouches, et les petites lucarnes vitrées ne laissant pénétrer qu’une lumière insuffisante. Nous aurions donc, une fois nos vêtements raccommodés et nos petits travaux d’intérieur terminés, de nombreux moments à remplir.
Une idée me vint, je l’émis sur-le-champ c’était d’établir parmi nous une école du soir, un véritable enseignement mutuel. Harry et Alick ne savaient ni lire ni écrire, nous le leur apprendrions ; eux, en retour, nous enseigneraient leurs langues, que nous ignorions. George, qui avait reçu un commencement d’instruction, poursuivrait sous notre direction l’étude des mathématiques. Moi, de mon côté, je donnerais des leçons de français. Ma proposition fut accueillie avec tant d’enthousiasme qu’il fallut l’exécuter tout de suite, et nous fûmes tour à tour, dès ce soir-là, maîtres et élèves les uns des autres. Ces nouveaux rapports nous unirent encore davantage ; en nous élevant et nous abaissant tous alternativement les uns vis-à-vis des autres, ils nous mirent de niveau, ils créèrent entre nous une parfaite égalité.

p159 Les jeux de cartes
C’était à qui ferait preuve d’invention. Au jeu de solitaire et au damier nous ajoutâmes des dominos puis - dans la voie du luxe et du plaisir l’homme ne sait jamais s arrêter - j’y joignis encore des cartes, ne réfléchissant pas qu’elles pouvaient devenir parmi nous ce qu’elles sont souvent, un élément de discorde. C’est, en effet, ce qui fut sur le point, d’arriver. Je ne tardai pas à m’apercevoir que, malgré ses excellentes, ses éminentes qualités, Musgrave était mauvais joueur. Il se piquait d’être très fort aux cartes, et bien qu’il fût établi que nous jouerions sans enjeu (ce à quoi nous n’eûmes aucun mérite, puisque nous ne possédions absolument rien), quand il perdait, il se fâchait, il devenait irritable, enclin à la chicane.

J’étais l’auteur du mal c’était à moi d’y porter remède. Un soir que, Musgrave et moi, nous avions échangé en jouant quelques paroles désagréables, j’attendis la fin de la partie, puis tranquillement, sans rien dire, je jetai les cartes au feu.

p145 Pourquoi je renonce à la bière
J’essayai alors de tirer un autre parti des propriétés saccharines de cette plante. J’en râpai une assez grande quantité, que je mis dans une marmite avec de l’eau bouillante, et je laissai le tout fermenter.
Mes compagnons, fort intrigués de ces préparatifs, ne cessaient de me demander ce que je prétendais faire. Je leur dis enfin que je voulais fabriquer de la bière. Ils commencèrent par se moquer de moi mais quand le lendemain ils virent le liquide entrer en fermentation, ils me proposèrent de le distiller et de faire de l’eau-de vie d’un des canons de mon fusil que l’on adapterait au goulot de la bouilloire, et sur lequel, après l’avoir enveloppé d’un linge, on verserait continuellement de l’eau froide, remplirait d’orifice de serpentin.
Je me repentis alors d’avoir voulu faire de la bière, car si, au lieu de nous contenter de cette innocente boisson, nous parvenions à nous procurer de l’alcool, je prévoyais avec effroi les funestes conséquences de l’abus que tôt ou tard nous en ferions immanquablement. Pour prévenir ce danger, je renonçai à mon projet qui pourtant me tenait au cœur ; je laissai exprès la fermentation devenir acide, sous prétexte qu’elle n’était pas encore assez avancée pour la distillation, et nous fûmes obligés de jeter le liquide. L’expérience, dont je déclarai le succès impossible, bien que je fusse persuadé qu’il était certain, ne fut pas renouvelée.

p 105 La fabrication du savon
C’est alors que l’idée me vint d’essayer de faire du savon. Quand j’en parlai à mes camarades, ils accueillirent mon projet avec des doutes et des dénis quelque peu moqueurs ils ne voyaient pas comment je me procurerais les matières indispensables, à moins que je ne fusse en possession de moyens magiques, de paroles cabalistiques. Je les laissai dire, me réservant de les convaincre par les résultats mêmes de l’expérience, que je me proposais de tenter dès le lendemain.

Je coupai d’abord du bois et formai un bûcher qui pouvait avoir un mètre de hauteur, puis j’allai ramasser sur le rivage plusieurs grosses bottes d’herbes marines, desséchées que nos ennemies, les petites mouches noires, ne me laissèrent pas prendre impunément. Je pris aussi une petite quantité de débris de coquillages. Le tout fut placé sur le bûcher, que j’allumai le soir et laissai brûler toute la nuit. Le lendemain je trouvai un amas de cendres, que j’entassai dans un tonneau, posé debout sur deux gros blocs de bois et dans le fond duquel j’avais pratiqué de petits trous avec une vrille. Je versai de l’eau sur la couche de cendres, et l’opération que nous voyons tous les jours se faire dans un filtre à café s’effectua. L’eau passa et je recueillis un liquidé chargé de soude, de potasse et d’une certaine quantité de chaux en dissolution. A ce liquide j’ajoutai de l’huile de phoque en proportion suffisante, je fis bouillir le mélange et j’obtins un excellent savon, qui fut pour nous, au point de vue du bien-être comme à celui de la santé, d’une inappréciable valeur.

La rédaction du journal
J’ai omis de dire que, parmi les objets sauvés du naufrage, nous avions trouve une petite bouteille d’encre, qui me fut, a moi particulièrement, bien précieuse. Tous les soirs, avant de me coucher, j’écrivais sur le journal officiel du bord, qu’en ma qualité de second j’étais obligé de tenir durant le voyage, les observations météorologiques ou autres prises dans la journée. J’y joignais le récit sommaire de nos aventures et de nos actes ; quelquefois je me laissais aller à y noter mes impressions personnelles.

La prière
Depuis que j’ai été malade, j’ai, à l’apparence de la moindre indisposition, une peur horrible que la maladie ne vienne fondre sur l’un de mes compagnons et ne se termine fatalement. Je suis persuadé que la mort de l’un de nous, dans les circonstances actuelles, frapperait d’une manière terrible le moral des autres et aurait peut-être pour tous les conséquences les plus funestes. Aussi ma constante prière est-elle que, dans notre affliction déjà si grande, Dieu nous épargne cette épreuve.

p 186 La prière des retrouvailles
Nous ouvrons la porte, nous entrons dans la chambre quel spectacle réjouissant s’offre à nos yeux ! quel contraste avec ce que nous venons de quitter ! Au dehors, la nuit, un froid intense, la bise qui siffle et qui mord ; au dedans, la lumière et la chaleur. Un grand feu flambe en pétillant dans l’âtre ; une tiède atmosphère nous enveloppe et nous pénètre ; toutes les lampes allumées remplissent d’une joyeuse clarté l’intérieur de la chaumière.

Sur la table, le couvert est dressé avec un soin plus minutieux qu’à l’ordinaire. Notre vaisselle, toute grossière qu’elle est, brille d’une irréprochable propreté. Au milieu trône, tout fumant, un énorme morceau du jeune animal tué le matin par Alick, et que Harry, notre chef, s’est appliqué à faire cuire à point. Brave Harry ! Évidemment il a voulu donner un air de fête ai cette journée où, après la disette, après la détresse, l’abondance et la sécurité sont rentrées chez nous. Le contentement que nous cause la vue de.ses préparatifs et qu’il lit sur nos figures paraît le ravir. Mais nous ne restons pas longtemps contemplateurs passifs de cet attrayant tableau ; nous entourons la table, nous nous asseyons en hâte et, fourchettes, couteaux en main, nous nous disposons à attaquer vigoureusement le rôti. Musgrave, lui, sérieux, presque solennel, est demeuré debout. Nous le comprenons, et, nous relevant aussitôt, nous nous associons aux actions de grâces qu’il adresse à la Providence, qui a si manifestement exaucé notre prière de la veille. En effet, pouvait-elle faire une réponse plus prompte, plus directe, plus généreuse à notre requête ? Nos cœurs débordent d’émotion, de reconnaissance.

p 179-180 La prière
Ah ! qu’après de pareilles journées la soirée se passait tristement ! La leçon languissait ; nous étions trop abattus, trop préoccupés pour y prêter beaucoup d’attention. Nous avions encore moins le courage de jouer. Jouer quand on a la perspective de mourir de faim ! Nous nous couchions de bonne heure, et, comme nous étions fatigués, nous dormions. Pendant ce temps-là, du moins, nous ne pensions pas à notre misère.

A la fin de ce troisième jour de disette, avant de nous mettre au lit, nous adressâmes en commun une humble prière au Très-Haut, au Maître de toutes choses ; lui exposant notre détresse et remettant avec docilité et avec foi notre sort entre ses mains.

Le lendemain, je me remis en chasse dès le point du jour. J’avais pris mon fusil, je me proposais de tuer des cormorans. Malheureusement ces oiseaux, qui commençaient à nous connaître et à nous craindre, ne venaient plus que rarement se poser sur les rochers environnants, et ceux qui s’y posaient s’envolaient dès qu’ils nous voyaient paraître. Je réussis pourtant à en abattre trois, que vers midi je rapportai a la maison d’un air assez piteux ils m’avaient coûté deux coups de fusil, c’était bien cher. Ils nous parurent excellents ; ils n’avaient qu’un défaut celui d’être trop petits. Alick était absent ; nous lui mîmes religieusement sa part de côté.

Il était, lui aussi, parti dès le matin pour explorer le côté nord du rivage. Nous venions de finir notre trop frugal repas quand nous le vîmes revenir. 11 dégringolait la falaise, souvent plus vite qu’il ne voulait ; il avait une lourde charge sur le dos. Nous courûmes à lui. 0 bonheur ! il avait fait bonne chasse.

p89 - 90 Le Créateur
« Aujourd’hui dimanche, une légère brise venant de l’ouest a chassé les nuages ; on voit enfin le ciel, son azur lumineux s’étend au-dessus de nos têtes. Cette nature qui nous environne et qui naguère nous semblait si rude, si sauvage, si inhospitalière, quand l’ouragan la tenait courbée sous sa puissante étreinte, se relève maintenant ; elle est comme transfigurée ; la voici douce, souriante. Devons-nous y voir un heureux présage, une promesse de bonheur, de prochaine délivrance ?
Ou bien le Créateur veut-il, par ce doux appel, toucher nos cœurs, nous reprocher tendrement notre oubli, notre indifférence il son égard  ? Car si, dans notre enfance, nous avions éprouvé des sentiments religieux, nous les avions depuis laissés s’éteindre ou du moins s’assoupir en nous, engourdis que nous étions dans une sécurité trompeuse, ou bien souvent retenus par une fausse honte, par ta sotte crainte du ridicule.
En ce moment de trêve et de bénédiction, après la sévère épreuve que nous venons de subir, nous sentons tous, au fond de nos cœurs, s’éveiller un irrésistible besoin de piété, je ne sais quel mouvement secret, quel élan qui nous porte en même temps nous humilier et à adorer.

Nous appartenons a des communions différentes, mais qui de nous s’en souvient ? Comme toutes les divisions se sont effacées, toutes les barrières abaissées ! Nous avons maintenant tous les cinq la même croyance, la même foi, celle de l’homme qui se trouve seul à seul, face a face avec son Créateur, avec l’Être infini et tout-puissant, et qui lui confie humblement ses peines, ses besoins, ses espérances.
Musgrave avait une Bible ; il t’avait trouvée dans son coffre, ou elle avait été mise, à son insu, par sa femme, avant son départ de Sydney. Nous l’avons prié de nous lire quelque beau passage de l’Évangile, et, rangés en cercle autour de lui devant la tente, nous t’avons écouté avec un profond recueillement.

Comme ces paroles « Venez à moi, vous qui souffrez, et je vous soulagerai », nous ont touchés ! Cette recommandation « Aimez-vous les uns les autres » nous a arraché des larmes.

Ces passages, nous-les connaissions, nous les avions lus ou entendus bien des fois, mais jamais ils n’avaient eu pour nous une pareille portée  , un sens aussi frappant, aussi profond. Il nous semblait qu’ils s’adressaient directement à nous, qu’ils avaient été écrits pour nous. Ils sont bien véritablement divins.
Après cette lecture nous nous sommes agenouillés et une fervente prière a été prononcée a haute voix.

p 72 Dieu n’abandonne pas les siens
« .-Courage, amis ! leur dis-je ; Dieu n’abandonne pas ceux qui comptent sur lui. »

p236 Prière
Réunis une dernière fois tous les cinq dans la maisonnette, nous avons prié Dieu ensemble, nous avons imploré son secours pour ceux qui allaient, sur une fragile nacelle, affronter une mer pleine de tempêtes et.pour ceux qui restaient sur ce rocher, seuls désormais pour lutter contre la misère et le chagrin.

p 68
Je me mis à songer à ma famille, aux êtres qui m’étaient chers et que j’aimais en ce moment avec un redoublement de tendresse. J’étais séparé d’eux par tout un hémisphère. Comment et quand sortirais-je de cet îlot perdu au milieu des mers, en dehors des limites du monde habité ? Peut-être jamais. Un violent désespoir s’empara de moi. J’avais le cœur gonflé, j’étouffais ; des larmes que je ne pouvais comprimer remplirent mes yeux, je pleurai comme un enfant.. Alors je me mis à prononcer le nom de Dieu et je pensai à cet être infini, tout-puissant, qui, après tout, règne sur le monde. Je me jetai a genoux sur le sol humide, et, épanchant ma douleur dans son sein, j’implorai son aide pour moi et mes compagnons d’infortune.
Après cette effusion, je me relevai ; je me sentais plus calme. Cette maxime, que j’avais entendu tant de fois émettre et que sans doute j’avais répété en moi-même avec indifférence « Aide-toi, le ciel t’aidera », me revint à l’esprit et prit pour moi un sens nouveau, saisissant, lumineux. Je reconnus que, dans la situation où nous étions, s’abandonner au désespoir, c’était se perdre soi-même, c’était appeler la mort.

p71 Lutter contre le désespoir
Dès lors je pris la ferme résolution de combattre, de chasser les sombres pensées qui m’avaient assailli, et j’éprouvai le désir de me rendre utile, sans retard, tout de suite, et du mieux que je pourrais, à mes camarades, qui avaient, eux, tant fait pour moi. Animé par ce désir, je rassemblai mes forces et je sortis de la petite tente sous laquelle j’étais tapi au milieu des objets sauvés du naufrage

p 161 Le travail
Ah que c’est triste d’avoir toujours au-dessus de sa tête un éternel voile gris, un lourd plafond de nuées sinistres. Plus de bleu plus de ciel. Il est pourtant une chose qui a toujours produit sur moi, ainsi que sur mes compagnons, une impression plus pénible encore, une sorte d’étouffement plein d’anxiété c’est le bruit monotone et incessant des vagues sur la plage, à deux pas de notre hutte ; et qui, joint a celui non moins continuel du vent parmi les arbres voisins, nous rappelle sans relâche notre cruelle destinée. Aussi avons-nous souvent les nerfs extrêmement surexcites ; bien des fois la mélancolie la plus sombre, à la fois violente et morne, a été sur le point de s’emparer de nous, et je suis persuadé.que nous aurions déjà succombé aux sourds transports de l’hypocondrie, si nous n’avions été soutenus par le travail constant auquel nous nous livrions et qui ne nous laissait pas le loisir de songer à notre malheur.

p162
Le travail ! c’est alors que j’ai senti sa valeur, sa vertu ! Quel bienfait de Dieu, quel bonheur que l’homme, ayant l’intelligence, l’imagination, tant de facultés actives, ait aussi le travail, qui leur fournit un aliment ! Sans ce frein, où ne s’égarerait-il pas ? Sans ce secours il est inévitablement condamné à devenir la proie ou d’une torpeur stupide, honteuse, ou des vices les plus hideux. On admire les harmoniques lois qui régissent les mondes, moi, j’admire surtout cette loi, non moins harmonique, des besoins qui appellent le travail et du travail qui répond aux besoins, d’où résulte la vie saine, honnête, heureuse de l’homme ; je l’admire au point de vue désintéressé du contemplateur, et je l’aime, je la bénis, parce qu’elle m’a sauvé !

p13 Dieu
La grandeur de ce spectacle m’éleva au-dessus de moi-même je me sentis pénétré d’un enthousiasme grave et solennel. La pensée de l’Être suprême, de l’auteur et du maître de l’univers, se présenta à mon esprit, et je fus irrésistiblement porté a invoquer sa protection je le priai avec ferveur. Depuis, dans tout te cours de ma vie, l’idée de la présence de Dieu, de sa puissance, ne m’abandonna jamais et ne cessa d’être mon recours. Il n’est, pas possible que le marin, toujours en contact, avec l’infini, toujours en rapport et souvent en lutte avec les redoutables forces de la nature, soit.dénué du sentiment, religieux.

p217 Le travail de construction de l’esquif
Ainsi. que je l’avais espéré, ce résultat visible et palpable fut plus éloquent que toutes les raisons que j’aurais pu faire valoir pour convaincre mes camarades. En face de ce premier succès, leurs doutes s’évanouirent, l’espérance rentra dans leurs cœurs. Je profitai de ce bon moment pour demander qui voulait m’aider. Un cri unanime me répondit tous s’offrirent pour travailler à l’œuvre commune tous avaient hâte de réparer le temps que leur incrédulité et leurs hésitations avaient fait perdre. Dès tors, l’ordre de nos occupations dut être changé. Un surcroît de travail s’imposant à nous, il fallut diviser la besogne, et chacun de nous en prit sa part proportionnée à ses forces et a ses aptitudes.
Le lecteur se rappelle que, lorsque nous bâtîmes notre maison, il nous restait encore quelques provisions, sauvées du naufrage. Elles nous permirent de nous appliquer a ce travail sans avoir trop à nous occuper défaire la chasse aux lions.de mer. Mais depuis, c’était seulement grâce à tous nos efforts réunis que nous avions pu nous procurer les moyens de vivre. Maintenant, si nous voulions mener a bonne fin notre entreprise, il fallait que deux d’entre nous se chargeassent à eux seuls de pourvoir aux besoins de tous. Cette tâche fut bravement acceptée par George et Harry, les deux plus jeunes d’entre nous. C’est sur eux seuls que retomba le dur labeur de la chasse, de la pêche, ainsi que la cuisine, la lessive, l’entretien des vêtements et le soin du ménage. Travail énorme, écrasant, qu’ils soutinrent pendant les sept mois que dura la construction de la barque avec un courage, avec un dévouement qui ne se démentit pas un seul instant. Excepté dans deux ou trois occasions où, leur chasse ayant été infructueuse, nous dûmes leur prêter main-forte, ils suffirent à une besogne qui jusqu’alors nous avait occupés tous les cinq.

Alick, notre Norvégien, ne fut pas mieux partagé. Il devait fournir du charbon de bois à la forge, qui en consomma une très grande quantité. C’était une occupation pénible, qui exigeait une vigilance continuelle, la nuit comme le jour. Il avait d’abord à couper du bois, à former un bûcher de six à huit mètres cubes, puis à revêtir ce bûcher d’une couche de tourbe, à mettre le feu au centre de la pile et a surveiller la combustion. Il y avait ici une grande difficulté à surmonter. Si l’on faisait la couche de tourbe trop épaisse (et nous n’avions pas d’autre terre notre disposition), la chaleur en dégageait une grande quantité de vapeur d’eau, qui la ramollissait, la délayait en boue elle formait alors une enveloppe compacte, hermétique, que l’air ne pouvait percer, et le feu s’éteignait. Il fallait donc que la couche de tourbe fût mince, mais alors elle se desséchait bientôt, se crevassait, et le vent, s’engouffrant par les fissures, activait trop la combustion, enflammait le brasier le lendemain, au lieu de charbon, nous trouvions des cendres. Il n’y avait qu’un moyen d’obvier à cet inconvénient, c’était de surveiller sans cesse l’état de la croûte de tourbe, et, dès qu’il s’y faisait des gerçures, de les boucher immédiatement avec quelques pelletées de tourbe nouvelle.
Telle était la rude corvée qui échut au pauvre Alick travailler tout le jour, et, tandis que les autres se reposaient, ne dormir que d’un œil, se lever vingt fois la nuit. Il s’en acquitta pourtant jusqu’au bout sans jamais se plaindre. Une pareille abnégation est au-dessus de tout éloge.


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  • 23 août 2016, par Germain MAPS

    je connais cette histoire, et je constate que, une fois de plus, la clé, de leur survie   tient essentiellement à leur vie intérieure, à leur foi en Dieu, à la rigueur morale dont ils ont fait preuve.Ils ont fait ressortir ce qu’il y a de meilleur dans l’homme...autrement, je n’aurais pas donné cher de leur survie  . Dans les moments dramatiques, c’est généralement la peur, l’égoïsme, l’orgueil qui ruinent toute espèce d’entraide...